Mélanie Jouen – Il s’agit de la troisième pièce de Jon Fosse que vous mettez en scène. Quelle relation tissez-vous avec l’œuvre du dramaturge norvégien ?
Damiaan de Schrijver – Le premier texte que j’ai lu de Jon Fosse, Dors, mon petit enfant, publié en 2000, a constitué le prologue de Pièce en plastique de Marius von Mayenburg dans Quoi / Maintenant créé en 2016. Après ça, j’ai eu envie de tout connaître de Jon Fosse et je me suis perdu dans la lecture de ses pièces et de ses romans, pour finir par tomber amoureux de Je suis le vent, publié en 2007. Sous couvert d’une conversation banale, d’abstraction et d’humour, sans être explicite, cette pièce parle d’un sujet qui me touche profondément : le suicide. J’ai pleuré en la lisant car Jon Fosse a su écrire ce que j’ai pu déjà, un jour, ressentir. J’ai appelé mon maître, mon professeur Matthias de Koning, en lui demandant de travailler avec moi cette pièce car il fallait que je dise ça. Avec Maatschappij Discordia, nous avons donc monté Eg er vinden, Ik ben de wind (Je suis le vent) en 2018. Il y a quelques années, j’ai rencontré Kayije Kagame lors d’un atelier-spectacle à l’École Nationale Supérieure des Arts et techniques du Théâtre (ENSATT) à Lyon où elle terminait son cursus avec Frank Vercruyssen. Dès lors, nous sommes devenus amis avant même de jouer ensemble. C’est beaucoup plus tard, lorsque j’ai découvert Rambuku, qu’il m’a semblé évident que je le créerais avec elle.
Sa langue faite de répétitions, de silences et d’absences de ponctuation convoque-t-elle la vulnérabilité de l’acteur qui fait le théâtre de STAN ?
Le langage est notre terrain de jeu et c’est en cela que l’écriture de Jon Fosse m’anime particulièrement. Ce langage si simple à première vue, voire sommaire, tramé de silences et de répétitions, donne aux mots une profondeur mystique. Dans ce texte très dense, nous sommes trois mais c’est essentiellement Elle qui parle, Lui qui seulement répète et obéit, tout comme le troisième, Rambuku. Chaque oui, chaque non, chaque petite phrase et chaque silence demandent à être assimilés : il n’y a pas de place pour de grandes improvisations. Kayije Kagame se jette dans ce texte qui demande un travail insupportable. Ces silences scandaleux nécessitent de la légèreté, du souffle, de l’ouverture. Il nous faut nous délester des présupposés et toujours trouver une raison de dire en direct. Ce texte laisse beaucoup de vide et d’espace à celui qui l’interprète comme à celui qui l’écoute. La partition de l’actrice, trouée de silences, est effrayante. Avec STAN, nous avons toujours considéré que les spectateurs puissent être témoins de nos erreurs et des aléas.
L’abstraction dramatique de ce texte de Jon Fosse semble correspondre à l’abstraction formelle avec laquelle vous traitez les pièces que vous montez, du répertoire ou contemporaines. Comment abordez-vous cette pièce elliptique ?
On y trouve ce qu’on cherche. C’est une femme qui fait un résumé de sa vie à quelqu’un qui est peut-être son homme. Elle ne cesse de parler de Rambuku. Lorsque Matthias arrive, chacun verra en lui son Rambuku. Est-ce une personne, un endroit, Dieu, la vie ou la mort ? La pièce parle du désir de ne pas être ici, du désir d’être ailleurs. On croit toujours qu’ailleurs sera mieux, qu’après sera meilleur. Ce sont des questions existentielles que Jon Fosse soulève et partage avec le public. On peut trouver de l’humour et de la lumière dans cette œuvre complexe ancrée dans la banalité du quotidien. Je veux que nous gardions les pieds enracinés, que ce ne soit pas sacré. Je veux que cela reste entre nous, je veux dire, ici, maintenant, sur terre. C’est bien l’un des premiers enjeux du texte.
Et si l’on parle de la forme, votre décor s’annonce, comme toujours, des plus sobres. Néanmoins, y figurent vos toiles. Vous peignez, donc ?
Oui, je peins, c’est ce que j’aime faire le plus. J’essaie de peindre des petits paysages, des natures mortes. Ce travail me donne l’occasion de peindre sur de grandes surfaces, avec un ami à moi qui est un vrai peintre, Tom Liekens. Notre décor se résume à un sol, des planches, des lumières, trois chaises, deux tables, une carafe d’eau et mes peintures : des tissus de 6m par 6 m que j’ai traités en bleu foncé et noir. Ce seront deux fonds, qui viendront sûrement l’un après l’autre et qui, peut-être, tomberont.
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