Qu’est-ce qui vous a mené à Nauru ?
Silke Huysmans & Hannes Dereere : Mining Stories, notre première création commune en 2016, abordait le désastre minier qui a eu lieu au sud du Brésil en 2015, dans la région de Minas Gerais où Silke est née et a grandi. Depuis, nous avons poursuivi nos recherches sur l’exploitation minière mondiale et ses conséquences. En découvrant Nauru, nous avons trouvé le « point de non-retour » de l’« extractivisme » pour reprendre le terme de la journaliste Naomi Klein : cette pensée néolibérale selon laquelle il n’y aurait pas d’alternative au système qu’elle promeut et à l’inévitable épuisement des ressources. Nauru, dont les terres ont été détruites par l’extraction minière, dont la population est majoritairement sans emploi car privée de son autonomie (l’agriculture n’y étant plus possible, puisqu’il n’y a plus d’eau potable), est aujourd’hui dépendante des importations et, depuis 2001, des subsides que lui verse l’Australie pour retenir les réfugiés qu’elle refoule, enfermés dans des centres de rétention sur l’île. Désormais, Nauru fait partie des îles du Pacifique menacées par le réchauffement climatique et la montée des eaux. On croirait y voir le futur. Dans cette « miniature » qu’est Nauru, les dynamiques mondiales que représentent la colonisation, le capitalisme, les enjeux écologiques et migratoires, deviennent soudain extrêmement tangibles.
Pouvez-vous nous rappeler l’histoire de Nauru ?
L’histoire de l’île est une parabole de nos sociétés contemporaines. Nauru, autrefois baptisée « Pleasant Island » par les Européens, est une petite île de 21km2 au milieu du Pacifique et une des plus petites Nations du monde. Découverte en 1798 par les Britanniques, cette île habitée par les Nauruans, un peuple de pêcheurs, est dès 1906, exploitée pour le phosphate que recèlent ses sols. Administrée par l’Allemagne puis par le Commonwealth (Royaume-Uni, Nouvelle-Zélande et Australie), ses terres détruites à 80% durant la colonisation, l’île devient, à son indépendance en 1968, l’un des pays les plus riches du monde : le gouvernement pourvoit aux besoins des habitants qui n’ont pas à travailler et leur offre l’électricité comme les voitures, tout en poursuivant l’exploitation des 20% de terres encore viables. C’est l’abondance avant l’épuisement : la fertilité des sols (désormais stériles) a enrichi d’autres terres et conduit le pays à la ruine. Nauru est alors passé, au début du XXIe siècle, d’une économie minière extractive à une économie migratoire.
En comparaison avec la situation étudiée au Brésil, qu’avezvous trouvé sur cette terre ?
L’épuisement, la déperdition et la ruine : c’est ce que l’on ressent lorsque l’on arrive sur l’île. La situation est au croisement des préoccupations politiques, sociales et écologiques qui caractérisent notre travail. Si au Brésil il y a eu un événement, la catastrophe de Nauru s’est déroulée au long cours : bien qu’alertées de l’épuisement des ressources en phosphate, les autorités n’ont pas voulu cesser de creuser, jusqu’à ce qu’il n’y ait absolument plus rien. Tout le monde a été associé aux activités minières et a profité à l’époque des largesses du gouvernement, tout semblait normal à tous jusqu’à ce que tout s’effondre. Aujourd’hui, les habitants de Nauru sont dans une sorte de « solastalgie ». Ce néologisme inventé par le philosophe de l’environnement Glenn Albrecht au début des années 2000 traduit le sentiment de nostalgie face à la dégradation irrémédiable de la terre – de l’habitat, de la région – où nous vivons. Agissent-ils pour un changement ? Les dernières décisions gouvernementales en faveur de l’exploitation des fonds marins laissent à penser qu’ils ne sont pas prêts à changer de paradigme.
Votre théâtre se fonde sur des éléments documentaires, pouvez-vous expliciter votre démarche de manière globale et pour cette création particulièrement ?
Dans la continuité de notre première pièce, Pleasant Island traite également de l’extraction, mais ce qui nous intéresse est au-delà du sujet même. Les situations, événements ou lieux concrets dont nous nous inspirons nous permettent d’aborder des sujets plus vastes qui touchent à l’humanité, l’histoire mondiale, la mémoire collective, la répétition, la résistance. Notre recherche repose sur des études scientifiques, des entretiens, un travail de terrain et notre pratique artistique se situe au croisement entre la nécessité de raconter des histoires et la responsabilité documentaire.
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