par nos lacunes

Elle pèle et coupe. Pèle et coupe. Patates, carottes, chou vert. Tous pelés et coupés. Pelures écartées. Elle ôte la peau, caresse la chair et chante. Sa petite main aux doigts fins empoigne quatre saucisses. Les prend, les pique, les retourne, les repique, les pose dans le plat, les pare des légumes pelés et coupés. Et ce brin de foin qu’est son corps frêle met le tout sur le feu.

À peine le plat déposé, son corps se tend et ses mains se figent, les doigts raidis et les yeux révulsés, elle grogne de cette voix qui déforme sa bouche sans un mot. Elle s’affale, feule et crache, chatte affolée qui mordrait la première chair venue. La crise passera, elle reprendra ses esprits, s’étonnera d’être où elle est, se relèvera et saisira la cuillère en bois avec laquelle elle sert chaque repas. Seule une mèche échappée de sa coiffe et son souffle haletant révéleraient la furie que personne, une fois de plus, n’aura vue.

Sous un ciel assombri, de ceux qui annoncent la pluie, tête sous le fichu, Marie-Ange sort, prend la route communale et puis le chemin de terre qui part à droite après le virage, franchit le talus, les broussailles où les insectes ripaillent et va droit en haut de la petite colline. Presqu’en son sommet, il est là. L’arbre de son enfance, son chêne. Centenaire, l’exceptionnel tronc trapu lui offre un trou, un trône creux où elle siège en son royaume. Sous son assise, les fines plumes d’un oiseau, un pinson ? Pas la saison, elle pense. Et puis elle l’aurait vu près de la ferme, l’aurait entendu. Elle regarde encore et voit une patte sans corps, fine et noire aux ongles bruns, depuis longtemps laissée là par le prédateur de l’animal sans nom. L’oiseau de proie est cette chouette effraie qui vient là quand elle n’est pas dans la grange. C’est elle qui, la nuit, sème la mort sous ses cris. 

Les yeux ouverts sur l’obscurité,
les pensées closes au réel, 
tu sens le son monter. 

Tu le laisses bourdonner du plus bas de ton ventre, 
s’ériger haut jusqu’à venir frotter tes cordes vocales. 

Sang son chant. 

Pulsation dans tes tempes, ta poitrine, ta gorge,
à tes poignets. 

Pouls à vif, sans répit, frappent ce rythme
depuis ton orée in utero. 

À cette pulsation répond l’onde sonore
de ta voix venue se poser là.

Sang son chant. 

Sabots remis, elle ôte l’écorce, les plumes et les crottes accrochées à sa peau. Elle n’est pas arrivée sur la route qu’elle entend ses filles l’appeler. Janick, l’aînée à la crinière chiffonnée et Thérèse, la petite aux cheveux tressés courent avec Marie, la fille sans père, qu’on se demande bien dans le coin qui donc a mis enceinte sa mère Jeanne. La petite est dépenaillée, morveuse et effrontée avec ça. Marie-Ange leur dit d’arrêter leurs chamailleries, qu’il est temps de rentrer pour soigner les bêtes, alors elles marchent, un pied levé puis l’autre, chaque sabot bien posé à plat pour ne plus faire un bruit. Marie marche quelques pas devant, se retourne, retrousse ses babines sur ses dents en une large grimace, et soudain c’est un éclat immense qui déchire l’air. Janick tombe, Marie lui saute dessus et Thérèse rit à en pisser dans sa culotte. Dans ce tas ébouriffé aux gorges déployées, qu’est-ce qu’elles fichent ces gosses ? Elle ne leur a pas dit de faire attention ? Elle pense tout haut mais les laisse faire encore, obnubilée par ces bras et ces jambes éparpillés, par ces mains qui chatouillent une hanche et attrapent un pied déchaussé, par ces joues rouges et ces petits graviers que les larmes collent sur les peaux fines. Et puis elle rit. Dans cet amas de vie, elle est à nouveau cette enfant du village d’à-côté qui se roulait dans le foin avec les autres gamins, celle qui grimpait aux arbres le plus haut et défiait les gars au palet, cette enfant que la mère choyait quand le père avait le dos tourné.

Lorsque ses mains viennent l’une contre l’autre frapper, cet applaudissement, si simple soit-il, est un aveu. Aussitôt, elle gueule pour que tout s’arrête, les filles se relèvent, reniflent, hoquettent et, sans un mot se séparent.

extrait

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