[…]Après avoir signé Mining stories sur le désastre minier qui a eu lieu au Brésil en 2015 et Pleasant Island sur l’ex- tractivisme qui a détruit l’île de Nauru dans le Pacifique au cours du 20e siècle, vous clôturez une trilogie minière en sondant l’exploitation possible des fonds marins avec Out of the blue. Cette expression anglo-saxonne, qui se traduit littéralement en français par « hors du bleu », signifie « de manière inattendue ». Que faites-vous émerger des abysses ?
Silke Huysmans & Hannes Dereere : Pleasant Island s’achevait sur les prémices de l’extraction minière sous-marine et il nous a semblé évident de sonder ce terrain. Nous avons voulu en apprendre plus, sensibiliser les gens et les encourager à s’informer puisque dans les médias, la notion de « transition verte » supplante la complexité de cette « nouvelle ruée vers l’or ». On entend qu’en exploitant ces ressources abyssales, on évite la déforestation ou la production de déchets toxiques et contribue à réduire l’impact environnemental de l’industrie minière. Notre titre évoque aussi ce feeling blue, cette mélancolie : sortir du bleu c’est aussi une tentative de s’extraire de la tristesse.
En mai 2021, vous suivez par satellite trois bateaux rassemblés sur la fracture de Clarion-Clipperton dans le Pacifique, à l’Ouest du Mexique. L’un appartient à l’industrie minière, le second à des scientifiques, le troisième, le Rainbow Warrior, à Greenpeace. Comme pour vos précédents projets, vous menez une enquête. Comment êtes-vous entrés en contact avec ces protagonistes ?
Silke Huysmans & Hannes Dereere : L’ONU a déclaré les fonds marins patrimoine mondial de l’humanité et cette zone géologique située dans les eaux internationales est administrée par l’Autorité internationale des fonds marins. À ce jour, l’extraction sous-marine n’est pas autorisée, seuls quelques pays ont obtenu une concession exploratoire, dont la Belgique et la France. Il s’avère qu’au printemps 2021, une compa- gnie minière belge a testé un prototype de robot permettant l’extraction des premiers nodules polymétalliques à 4500 kilomètres de profondeur. À ses côtés, un groupe indépen- dant de scientifiques était présent pour étudier l’impact que pourrait produire cette extraction sur l’écosystème local. On les a contactés par satellite pour qu’ils nous expliquent leur démarche. Le coordinateur de la mission est attentif au fait que d’autres voix communiquent leurs recherches au-delà des médias scientifiques. Greenpeace s’est laissé très facilement approcher. Avec l’entreprise minière, nous avons eu une longue conversation par écrit avec l’équipe pendant leur séjour et nous avons rencontré son PDG à leur retour en Belgique.
Pouvez-vous nous parler de votre processus de création particulier, à la fois journalistique et artistique ?
Silke Huysmans & Hannes Dereere : Nous nous concentrons dans un premier temps sur la recherche scientifique que nous documentons ensuite et ce n’est qu’à l’issue de cette phase que nous allons au plateau pour réaliser une transposition artistique de notre démarche. Notre matériau est constitué de nombreuses conversations sonores ou visuelles enregistrées, de nos enquêtes, de nos connexions et de leurs échecs parfois, liés à l’instabilité du réseau. Dans notre trilogie, chaque pièce résulte de même processus mais leurs formes diffèrent puisqu’elles s’adaptent aux contenus et aux vécus de la recherche. Dans ce cas, puisqu’il est impossible pour un être humain de descendre à 4000 kilomètres sous la mer, l’exploration des grands fonds se fait à distance, à l’aide de câbles au bout desquels, après quatre heures de descente, un robot filme et prélève la couche superficielle du sol pour en extraire les nodules. Il faut donc imaginer, sur le bateau de l’entreprise minière ou celui des scientifiques, une pièce noire éclairée par plusieurs écrans de contrôle, comme des fenêtres sur un monde quasi-inaccessible que l’humain découvre pour la première fois. C’est fascinant. Ce travail à distance, notre entretien par satellite depuis notre appartement – grâce à la proximité qu’offre Internet –, cette dépendance à la tech- nologie et à ses composantes, constituent aussi notre récit. Cette distance nous permet aussi de mieux comprendre les enjeux énergétiques, économiques, écologiques, scientifiques de l’exploitation minière.
De quelle manière transposez-vous sur scène ces différents argumentaires ou narratifs portés par les communautés scientifiques, industrielles et activistes ?
Silke Huysmans & Hannes Dereere : Sur scène, nous reconstituons cette pièce, à la fois salle de contrôle et appartement d’où nous avons mené nos entretiens. L’obscurité de cette salle nous rapproche des grands fonds où tout est lent, sombre, où vivent des organismes si différents de ceux connus qu’ils ne peuplent pas nos imaginaires. Nous tentons de faire la lumière sur cet écosystème naturel et cet autre écosystème humain particulier, d’attraper les enjeux de cette quête vers le bleu. À la manière d’un puzzle, nous recomposons la façon dont les faits et leurs récits interagissent ensemble. Les scientifiques bénéficient de cette exploration minière pour mener leurs recherches et alertent sur les menaces qui pèsent sur la biodiversité. Les industriels justifient l’exploitation abyssale par la nécessité de maintenir la croissance économique en répondant à la hausse de la demande de métaux, tout en contrant l’épuisement des ressources et la pollution « terrestres ». Les activistes dénoncent les dangers de cette exploitation potentielle et alertent l’opinion publique.
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