otto

il y a longtemps qu’otto attend. le long de l’âtre, allongé, las, il attend, otto. lorsqu’un frisson fait frémir sa peau, lorsque le bois brûlé abandonne une braise orpheline, il saisit une bûche à pleines mains pour d’un geste lent la déposer. il y a si longtemps qu’ella a allumé le feu, qu’otto l’a oublié. le froid pénètre la solitude d’otto. une brise balaie les miettes d’un repas rance. il y a longtemps qu’il n’a pas vu ivo pense-t-il en silence. son voisin du bourg, la maison au pignon sur l’eau, chez qui ella allait souvent repasser. ivo vivait seul. eux étaient deux. ce n’est pas pareil quand on est deux. ella allait souvent repasser chez ivo. puis cuisiner aussi. et nettoyer un peu. pauvre ivo. tout seul qu’il était. alors qu’eux, ils étaient deux. c’est mieux quand même quand on est deux. il y a longtemps qu’otto attend. sans bouger, sans regarder par la fenêtre, pour ne pas voir, pour ne pas faire comme les autres qui n’ont que ça à faire que regarder ce que font les autres. n’ont-ils pas assez à vivre eux-mêmes. otto n’épie pas lui. otto attend. les pieds empêtrés dans son plaid effiloché, il s’assoupit. il y a longtemps que le sommeil ne l’a plus emporté. cet après-midi là, est-ce le froid ou la mélancolie, otto sombre. profondément. et sa tête qui tombe sur son torse vêtu d’un pull-over vieux. et sa respiration qui siffle par ses lèvres vissées. et avec sa tête qui tombe, tombe un rêve. un songe soudain. qui surgit comme lorsqu’au coin de la rue, il croisait ivo. ce n’est pas ivo qu’il voit là devant l’âtre, c’est ella. la belle est là. chignon enflé, lèvres étendues et lisses. ella est là, à réchauffer ses doigts fins. elle pose son regard sur lui. otto, qu’attends-tu là ? dit-elle. ton retour mon amour, il y a longtemps que tu es partie au village tu sais. le souper n’est pas prêt, la nuit tombe et je t’attends mon oiseau des champs. sa main et ses doigts gros se glissent dans la toute petite paume épanouie. qui se referme tel un tombeau sur sa main et ses doigts gros. trop gros pour elle. elle a les traits insolents de la jeunesse. ceux qui lui ont tourné la tête. et avec sa tête qui a tourné, c’est le désir qui est tombé sur lui, au dedans de lui. ella est là, enfin là. il sent ses hanches et sa taille et son épaule se déposer contre son corps pataud. il a toujours été pataud, otto. ce qu’il aime quand elle fait ça. puis elle se lève et l’entraîne vers le dehors. il n’y va plus depuis longtemps, elle le sait pourtant. mais otto se lève, enlève les miettes du repas rance et les cendres du feu éteint qui constellaient son pull-over vieux et y va. dehors. il la suit. ella est luciole, virevoltante dans la nuit. il dévisse ses lèvres et sourit. il y a longtemps qu’il n’avait pas fait ça. sourire. les pas d’ella les mènent tous deux vers la maison d’ivo. il est seul ivo. otto se dit que ça lui fera du bien. puisqu’eux sont deux et que c’est mieux. et otto dit à ella. avec toi c’est mieux parce qu’on est deux ! elle rit. il lui dit attends viens. viens qu’on se fasse un câlin. un de ces câlins qu’on aime bien. très fort et serré et long où ta tête elle glisse sur mon épaule et où le parfum de ta peau me fait pleurer. de joie, de nostalgie je sais pas mais je m’sens bien. allez viens. ella vient et ils se serrent tous deux très fort et serré et long. ella se défait de l’étreinte et emporte otto avec elle. ella ouvre la porte de la maison d’ivo. otto reste sur le pas. pour ne pas voir, pour ne pas faire comme les autres qui n’ont que ça à faire que regarder ce que font les autres. mais il voit. il voit ivo se lever vers ella et l’enlacer. il voit ella laisser glisser sa tête sur l’épaule d’ivo. il voit ella, ivo et un enfant. otto voit. enfin. lorsque, yeux grands ouverts, sa tête se relève, la lucidité éclaire l’âtre. otto sait. il redonne vie au feu et jette aux flammes les lettres, les dessins, les gravures, les sculptures qu’il a consacré deux années durant à cette ella qui une nuit seulement lui avait accordé son corps. avant de le quitter vite pour retrouver son ivo. otto n’a pu l’oublier. c’était la première peau qu’il sentait contre sa peau. jamais ella n’a vu ni lu ce qu’otto a écrit, dessiné, gravé, sculpté, jamais elle n’en aura connaissance. jamais personne ne saura ce que le pauvre otto faisait tout seul tout le jour toute la nuit devant l’âtre. il se dévisage, buriné, dans le reflet brisé du miroir et dévisse ses lèvres. il sait. qu’il n’attendra plus ella. qu’il ne se laissera plus tomber, sauf amoureux. qu’il ne sera plus seul, car à deux, c’est mieux, crie-t-il à qui veut l’entendre.

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