(mj) Qu’est-ce que la mnémotopie, ce concept qui fonde ta vision ?
(sz) C’est un néologisme, forgé des racines grecques mnêmê(mémoire) et topos(lieu), qui désigne les systèmes de spatialisation de la mémoire : des lieux qui, dans leur conception ou par l’expérience que l’on en fait, architecturent la mémoire, individuelle ou collective. Ce concept repose sur la consubstantialité de l’espace et du temps, sur le postulat que toute existence s’enracine dans un espace à dimensions multiples, traversé par des temporalités enchâssées. Tout lieu, physique ou psychique, serait donc potentiellement chargé d’une atmosphère, hanté par la résonance du temps.
Mais de quelle mémoire parles-tu ici ?
Je parle de réminiscence, d’une émanation de la mémoire perceptive et involontaire. Il ne s’agit pas de « mémorialisation ». La mnémotopie repose sur une double métaphore qui renvoie à l’Ars Memoriae : l’architecture comme métaphore de la mémoire, la mémoire comme métaphore de l’architecture. Cette connivence entre structure physique et structure mentale, qui mutent mutuellement, se traduit concrètement comme un ordonnancement du temps accumulé, en plan architectural, timelinescénographique ou partition musicale.
Justement, tu as conçu un module mnémotopique comme infrastructure à ta pratique transdisciplinaire, peux-tu m’en dire plus ?
Oui, ce plan triangulaire de cercles entrecroisés, que l’on pourrait nommer Casa (in)croci ou Maison des entre-lieux, est un espace à la fois mental et empirique, où chaque discipline contribue à une épistémologie de la mémoire. Je place au centre de ma pratique l’image, dessinée ou photographique et, autour, l’architecture, la scénographie, la musique. Dans ce champ de forces, de viscosités qui s’interpénètrent et se métamorphosent, les fissures et les passages sont aussi importants que les lieux en eux-mêmes.
Et qu’est-ce qu’être un créateur transdisciplinaire, aujourd’hui ? Si chaque discipline est considérée comme dispositif, la transdisciplinarité les déjoue-t-elle ? En est-elle un nouveau ?
Aujourd’hui où il n’y a plus de dogme dominant, j’observe une diffraction totale : toute esthétique cohabite mais tout est incertain. Ce flottement, qui était déjà en 2005 le contexte de création musicale de Moriarty, est aussi propice à la transdisciplinarité et permet l’éclosion d’identités artistiques singulières. On me demande souvent si la transdisciplinarité n’est pas une dispersion. Au contraire, intérieurement, je ressens une cohésion centrée autour d’un axe passionnel : le temps vécu. La transdisciplinarité n’est pas un dogme mais un dispositif en soi, qui repose selon moi sur le déplacement des points de vue : aborder un projet architectural avec le regard du musicien et réciproquement, par exemple, est une liberté qui permet de s’extraire de toute pensée corporatiste.
Tu parles de ces disciplines comme des « viscosités qui s’interpénètrent » : selon toi, quelles consistances, quels états (de la matière, de la conscience) caractériseraient chacune d’elles ?
Si je considère chaque discipline comme ordonnancement du temps, je ressens celui-ci comme un fluide en mouvement. Dans l’architecture, le bâti entraîne un écoulement temporel d’une qualité plutôt épaisse et lente, une certaine staticité et une survivance. Son taux de viscosité est de l’ordre du siècle, du millénaire. C’est une matière dure à sculpter mais résiliente. Au théâtre, il y une viscosité de l’ordre de l’heure, du jour, voire du mois. Elle repose sur cette dialectique entre le temps de la fiction et celui, présent, de la représentation. La musique est, elle, extrêmement subtile, aérienne, d’une viscosité très faible, évanescente. C’est l’éphémérité la plus grande, comme une antidote à l’architecture. Le dessin, quant à lui, a l’étrange faculté de traverser tous ces temps, du plus fluide au plus dense.
Le dessin est la pierre angulaire de ta transdisciplinarité. Depuis l’enfance, quotidiennement, tu dessines. Est-ce une abstraction du temps ou une dissolution au monde ?
Dessiner a longtemps été une manière de m’abstraire du rythme général, de garder ouverte la brèche de l’enfance et de retarder l’entrée dans les temporalités sociales. Aujourd’hui, dans une toute autre perméabilité au monde, je dessine obsessionnellement des portraits de gens dont je vieillis les traits. Je ne sais si c’est une déformation de l’œil, de la main ou peut-être que ça m’émeut de voir les gens vieux, de voir leurs ancêtres, dans leurs yeux. Voir-dessiner, c’est m’abîmer dans le regard que je porte sur l’être ou la chose, dans son regard propre. C’est en un sens, devenir ce que je dessine.
Quelle est alors ton approche, commune à ces disciplines ?
Il y a une interrogation des zones sombres de la mémoire, une remise en cause du concept de temps. Dans sa nouvelle Tlön, Uqbar, Orbis Tertius, Jorge Luis Borges évoque même la « négation du temps ». Depuis le vide et le silence, avec l’image mentale qui surgit, la musique, l’architecture et la scénographie sont des matérialisations temporelles, mais aussi des faisceaux archéologiques qui sondent la mémoire individuelle et collective, qui créent des failles. Car, au fond, l’émotion est temporelle : c’est vivre au présent de l’expérience, la réminiscence d’un vécu antérieur, à travers une fissure dans la toile du temps. Que cette fissure soit lumière d’un lieu, note musicale ou atmosphère d’une scène. L’interrogation du temps dépasse et traverse les scolastiques architecturale, musicale, théâtrale.
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extrait
crédit image : stephan zimmerli