anima

Jordi Galì

maculture.fr


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signature d’entretiens avec des artistes

avec ce partenaire

Jordi Galí élabore pour l’espace public un travail minutieux, généreux, qui repose sur l’interaction du corps avec la matière et leur mutation mutuelle. Une interaction tissée de cordes, de nœuds, de bois et de métal autour d’une poétique de la fonction du geste et de l’objet. Sa dernière création, Anima, est une pièce monumentale et éphémère manipulée en temps réel par six interprètes. Métaphore du souffle de vie, de l’âme, cet arbre pulmonaire se dilate puis se rétracte en une puis deux respirations. Conversation avec un artiste qui relie en un seul mouvement le corps dansant, pensant et faisant.

Après vingt ans sur les plateaux, vous bâtissez depuis une quinzaine d’années des architectures éphémères dans l’espace public, urbain ou paysager. Qu’est-ce que ces « arrangements provisoires » racontent de l’évolution de votre rapport au temps, à l’espace, au corps et à l’objet mais aussi des processus de déconstruction et de reconstruction qui vous ont traversé ?

J’ai débuté la danse à 6 ans, je suis entré au conservatoire à 16 ans puis je suis parti à Bruxelles. Dans les boîtes noires des théâtres, j’ai dansé avec de grands chorégraphes (Wim Vandekeybus, Anne Teresa de Keersmaeker, Maguy Marin). Quand j’ai voulu exprimer mon désir de création, j’ai réalisé qu’il m’était difficile de trouver mon propre langage, à quel point mon corps de danseur était un corps surinformé, imprégné des vocabulaires d’autres locuteurs. En 2005, installé à Lyon, j’ai pu travailler à Ramdam, le centre d’art fondé par Maguy Marin et c’est là que j’ai commencé à explorer la construction. Je suis issu d’une famille de bâtisseurs et finalement, mon expérience de l’objet, de la fabrication, précédait celle de la danse. À travers cette façon concrète de travailler, le rapport à la matière induit une objectivation qui m’est nécessaire : je suis bien interprète mais je ne suis plus protagoniste. En 2008, je signe T, une pièce au plateau, fondatrice de ma démarche dans laquelle je construis une machine improbable qui rappelle les sculptures de Tinguely. Puis c’est en Espagne, lors d’une résidence de création pour un nouveau solo, que j’ai commencé à travailler dehors avec des troncs et des cordes, à expérimenter le temps et le geste de la construction. Depuis, mon travail repose sur des hypothèses que j’expérimente avec très peu d’éléments, et porte sur la transformation mutuelle du corps et de la matière qui fonde notre rapport au monde. Mes pièces se conçoivent lentement, se construisent avec le temps du geste nécessaire et invite le temps du regard curieux. Concernant l’espace public, au début, c’était plus une démarche intuitive qu’une décision politique car j’étais las des studios et ça m’a fait du bien de travailler dehors. Plus tard, j’ai pris conscience qu’à l’extérieur, ce que je fabrique propose au spectateur une manière de retrouver son propre regard, sa propre écoute par rapport au contexte dans lequel les pièces sont partagées. 

Le corps-bâtisseur ou le corps-matière que vous avez jusqu’alors convié dans les créations précédentes se retire avec Anima. Depuis la périphérie, il devient un corps-opérateur qui anime la structure en manipulant des poulies et des leviers. Est-ce le seul savoir chorégraphique qui fait du geste technique un acte esthétique ? 

Ce travail nécessite les outils du danseur : le rythme, la mémoire du geste, la coordination, la présence. L’objet justifie le geste et permet une stratégie dramaturgique : avec l’objet, je crée une situation qui a du sens, qui crée une logique, un système de contraintes au sein duquel les interprètes préservent le sensible. Quand je demande aux artistes de charger et décharger, de monter et démonter, cela permet de créer une intimité avec la topologie de la structure. C’est un apprentissage anatomique de l’objet qui se fait par l’habitude du geste, qui s’invente en fabriquant l’objet. Par exemple, c’est parce que l’interprète connaît le poids de l’objet qu’il va le prendre par son centre de gravité pour créer un déport. Au bout du compte, je vais chercher le corps du paysan, du cuisinier, du mécanicien, le geste utile pour créer un objet inutile. Le geste chorégraphique arrive tardivement dans le processus de création, il vient récolter les fruits d’un chemin d’apprentissage. L’écriture semble simple parce qu’elle est économe, elle se situe dans le champ ergonomique, logique. Ni danse, ni non-danse, elle peut être inaperçue. Mon travail chorégraphique repose sur le fait de faire émerger le geste déjà présent dans le corps, et c’est par la répétition de celui-ci, un principe que l’on retrouve à la fois dans l’acte chorégraphique et dans l’acte artisanal, que l’interprète va apprendre à le faire aisément. Le geste devient aisé parce qu’il devient fondamental, transversal, anatomique, parce qu’il n’appartient plus à la sensibilité de l’interprète, à son état physiologique ou à sa spécificité individuelle. Ce qui m’intéresse c’est de retrouver quelque chose d’universel. 

Le terme anima signifie en latin souffle, âme, et le lieu où s’accroche le souffle de la vie. Le dispositif de la pièce met en œuvre l’apparition et la disparition d’une architecture, manipulée par une communauté de six personnes. Une manifestation en temps réel qui œuvre comme une inspiration et une expiration. Qu’est-ce qui vous a mené à vouloir animer l’inanimé ?

Dans une précédente pièce intitulée Orbes, les corps eux-mêmes créaient des structures complexes en équilibre et déséquilibre, selon des protocoles mathématiques et géométriques reposant sur le hasard et la symétrie. Je me suis demandé si on pouvait avoir le même effet en créant du vide entre les corps et en mettant au centre l’objet comme protagoniste. Dans Anima, l’objet n’est plus outil ou brique, il est marionnette. J’ai cherché à engendrer la possibilité de rendre sensible le mouvement, la souplesse, la vie d’une matière inerte. Dans la pièce, la structure s’élève puis redescend, comme un poumon, comme la poche d’une cornemuse. La structure s’échafaude à 15 mètres de hauteur, en 6 étages constitués de 3 éléments qui nécessitent quelques 80 commandes pour monter l’ensemble. Chacun des 6 interprètes a parfois 3 commandes dans les mains pour gérer 2 aspects différents de 2 éléments différents. Le fonctionnement de la structure relève d’une expression collective, d’une écriture minutieuse. Pour ce faire, il y a la nécessité d’un souffle commun, d’une coordination sophistiquée qui se fait de plus avec les musiciens, en déplacement dans l’espace. J’ai toujours pensé mes pièces comme des expériences mais celle-ci est plutôt un événement. Comme les castells dont je me suis inspiré, elle est fragile, éphémère, se construit, culmine pour se déconstruire en un même flux.

Vous dites souhaiter « confondre le principe de manipulation avec celui d’animation », qu’en est-il ?

Il y a quelque chose de politique qui traverse toutes mes pièces : comment redonner une place au geste artisanal, au low tech, à tout ce qu’on peut faire avec peu, à notre capacité d’inventivité ? Tim Ingold, dans son livre Faire : anthropologie, archéologie, art et architecture nous parle de remettre au goût du jour l’apprentissage par le geste. La manipulation, c’est faire avec la main et les interprètes manipulent, activent la structure qui s’anime d’un principe vital, d’une énergie. William Morris évoque aussi l’impact de l’industrialisation sur la manufacture, la perte de la sensibilité de l’ouvrier dans l’objet, la manière dont l’industrialisation crée une scission entre force de travail et qualité du produit. Peut-on se réapproprier la possibilité que la main soit dotée d’imagination, de sensibilité ? Peut-on reconsidérer l’intelligence du geste bien que cela mette en échec notre côté rationnel ? Cette intelligence du geste, du faire, charge le travail d’une sensibilité, d’une émotion, pour donner à voir une forme de beauté.

extrait

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