Mélanie Jouen – Après Farci·e et Natural Drama en 2020 et 2021, le Festival d’Automne présente votre revisitation des Mille et Une Nuits, recueil de contes dont les sources persanes, indiennes et arabes traversent les cultures et les siècles. Cette œuvre littéraire majeure fascine l’Occident depuis le 18ème siècle, ses premières traductions et la vague orientaliste. Travaillez-vous également cette pièce à travers la réappropriation, cette notion centrale dans votre recherche ?
Sorour Darabi – Il est dit ici que Les Mille et Une Nuits sont nées en Inde puis auraient été traduites en Iran, et là, qu’elles ont été écrites en farsi puis traduites dans une autre langue : cette ambiguïté qui dépasse le discours identitaire me plaît mais ce qui m’importe, c’est la dimension littéraire de l’œuvre. Je veux parler des potentiels cachés de cette histoire écrite par un homme cisgenre, visiblement hétéro-normatif, dont la morale rejoint une pensée majoritaire. J’ai lu une version très ancienne et j’ai constaté la richesse d’un langage très imagé et codifié pour raconter l’érotique et l’obscène. De manière générale, mon expérience et mon point de vue de personne queer engendrent une approche transgressive puisqu’elle ne répond pas à celle qui m’a été dictée. À ce propos, l’historienne et théoricienne du genre irano-américaine Afsaneh Najmabadi dit que les militant·es queer iranien·nes sont toustes en train de réinventer un récit qui met en lumière une culture marginalisée, du fait de la colonisation puis de la modernisation.
Vous écrivez depuis le point de vue de Shéhérazade qui, dites-vous, inspire de nombreuses personnes « fem » et « trans-féminines ». Qu’est-ce que ce changement de point de vue opère comme déplacements attentionnels ?
Quand on parle des Mille et Une Nuits, on oublie le personnage principal car l’écrivain l’instrumentalise pour raconter les contes, dont on se souvient. J’ai voulu mettre en avant la propre histoire de Shéhérazade, son désir, son corps, sa personne pour saisir ce qui se joue entre son personnage et ce qu’on lui fait raconter. Dans ma vision de l’œuvre, la notion de « nuit » est essentielle. Shéhérazade a inventé ces histoires pour pouvoir résister à la nuit car elle était condamnée à être tuée par le roi à l’aube. Il s’agissait de le divertir, de l’amuser : elle pouvait lui raconter des histoires comme lui faire l’amour et d’ailleurs, « raconter une histoire à quelqu’un·e toute la nuit » pourrait être une métaphore pour parler des rapports sexuels. Raconter des récits serait un travail noble or, amuser quelqu’un sexuellement serait un travail vulgaire : c’est intéressant que ces deux actions que l’on considère comme différentes, se ressemblent autant.
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