ses yeux

D’où me voit-il ? Quels lointains sombrent dans ses yeux ? Ce qui est entre nous est né de ses profondeurs oculaires. Ses yeux. Ceux-là mêmes qui ont entrevu ces hommes aux mains calleuses survenir dans les rues de Phnom Penh, enfants des villages, gaillards hagards, aveuglés par les diatribes des guides de l’Angkar. Il aura alors suffit de quelques jours après ce 17 avril 1975 pour plonger la ville érigée au confluent de trois fleuves puissants et dont les façades effritent une vie folle, dans un vide effrayant. On a prétexté un bombardement américain pour évacuer la capitale, pour exiger l’exode des hommes aux mains lisses dans les campagnes alentours. Non pour leur trouver refuge, mais pour les perdre dans les entrailles d’un pays qui, s’il était déjà miné, devint vite vaste camp de travail, champ d’extermination. Corps et âmes affamés, éreintés, errants et sidérés, ensevelis sous l’effroi bien avant de pourrir sous terre. Sans sépulture. Tiān a 18 ans. Dans ses veines, les sèves du peuple Teochew et du royaume d’Angkor. La peau trop claire, les doigts trop fins, une langue maternelle étrangère : celui qui appelle le ciel de son nom, Tiān, fils d’un commerçant et d’une institutrice, est dans l’oeil de l’Organisation. Ses parents périrent vite, ses frères et soeurs se terrèrent avant d’être enrôlés. L’un pour surveiller un camp, l’autre pour travailler aux champs. Vivace, Tiān s’accroche à son existence suspendue aux cieux, à son adolescence foudroyée. En lui, un orage insolemment folâtre qui n’est plus insouciance, mais lucidité acérée. Pour n’avoir à être ni bourreau ni victime, il quitte sa terre et laisse les siens. Des semaines, des mois durant, regard aux aguets il dort le jour, marche la nuit. L’exilé apprend à devenir ombre, silence, transparence. Pour lui comme pour tant d’autres, la liberté a le prix de l’oubli. Ne laisser aucune trace, perdre toute empreinte, puisque seuls les invisibles peuvent, peut-être, espérer une délivrance. Je ne peux que taire ici ce qu’il vécut au cours de l’exode. L’inhumanité n’a pas de mots. Je peux dire que ses pas l’ont mené au Vietnam et que ma chance l’a emporté ici, en France. Ce pays qui occupa le sien durant presqu’un siècle, ce “protecteur” disait-on pour ne pas dire simplement colon, devint son asile.

C’est à Vincennes que je le rencontre. En 1978, plusieurs mois après son arrivée. Recueilli par un couple de français, jeté au coeur de la jeune garde intellectuelle, de gauche. Il apprend notre langue, celle que ses parents apprirent à l’école et qu’on lisait encore avant que l’Angkar n’interdise toute langue étrangère. Il entend ici certains applaudir la révolution paysanne qui libère le peuple khmer des ennemis de classe, de l’asservissement aux capitalistes et de l’influence coloniale. Il sait que plus de vingt ans auparavant, de jeunes étudiants cambodgiens forgèrent leur idéologie politique auprès des communistes français. Il sait mais il ne dit mot. Silencieux et invisible, son corps alerte et sa peau tannée expirent pourtant un tempérament sanguin qui m’attire autrement que le teint blafard des universitaires engoncés autour de moi. Studieux et fuyant, il quitte toujours vite les cours pour je ne sais où. Pour trouver refuge et ne pas se perdre, me révèle-t-il plus tard. Lorsqu’enfin son regard tant guetté se plante en moi. Cils noirs et longs coiffant une amande à la prunelle sombre. Irradiée de cette vive acuité propre aux pupilles qui ont sondé les abysses. Lumières abîmées qui m’aimantent. Ses yeux. Qui ont percé ce qui était clôt et m’ont conté sans mots, à moi l’innocente d’alors, ce qui meut l’homme et peut le mener à commettre l’innommable. L’innommable et non l’impensable, puisque ses crimes ont été pensés, dans leurs moindres détails. Ses yeux. Qui m’ont dit je t’aime. Il ne savait encore comment le dire, dans cet idiome qui, pourtant, avait sûrement bercé l’amour de ses parents. Nous parlions peu et cela m’allait bien, moi qui écoutais trop. Nous découvrions alors cet autre monde où l’amour conduit. Cet interstice où tout frémit, bat, roule, souffle et crie. Ce territoire où nos langues creusent sur nos peaux de nouveaux sillons et redessinent nos empreintes. Nous l’habitons encore, ce monde entre les mondes. Moi sur terre et Tiān, enfin, en son ciel. Ses grands yeux rayonnants.

 

 

 

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