Anthony Leroy
propos recueillis en mars 2017–
Mélanie Jouen – Reconnu pour l’excellence de votre jeu et de vos interprétations en duo avec la pianiste Sandra Moubarak, vous initiez aujourd’hui un premier projet personnel, une aventure artistique et humaine audacieuse. Qu’est-ce qui vous mène ici ?
Anthony Leroy – Après vingt années à travailler le répertoire, dans le cadre structuré de concerts ou dans des formats inédits, ce projet est né d’une intuition à la jonction de plusieurs sillons. Le voyage intérieur : celui que je vis lorsque je joue, et que naissent de la partition musicale des visions d’autres horizons, qui m’emportent et m’imprègnent. Le rêve : celui de jouer au coeur d’espaces naturels dont l’acoustique unique est façonnée par les éléments. Les arts visuels : ceux qui s’inscrivent au plus près du lointain et de ceux qui le peuplent tels le land art d’Andy Goldsworthy ou l’art photographique de Nicolas Henry, ici à mes côtés. Et la providence : celle qui me mène en 2012 aux Etats-Unis, à la recherche de mon violoncelle, né des mains d’Alessandro Gagliano en 1710 à Naples. Un voyage épique vers l’inconnu, jusqu’à rencontrer celui qui, ridé de ses trois siècles d’âge, a connu Bach et traversé les océans jusqu’aux Amériques, avant de m’être légué. J’ai alors pris conscience de l’importance de la mémoire, de la transmission mais aussi d’une certaine magie providentielle. Cette intuition s’est ainsi muée en détermination il y a deux ans. Peut-être est-ce aussi que je renoue-là avec mon âme d’enfant, celle qui me laisse sidéré devant la beauté.
Quelles destinations, pour quels paysages et quels voyages ?
Il y a eu tout d’abord le plateau du Colorado, sa terre rouge, ses paysages érodés et la Nation Navajo : Delicate Arch et son grès ciselé, la mythique Monument Valley aux buttes oxydées. Autre parallèle, méridien et élévation : je me suis ensuite tourné vers cette autre terre d’intensité, la volcanique Islande, ses glaces aux bleus oxygénés, le sable noir de la plage de Vik, la lagune glaciaire de Jökulsárlón et les grottes éphémères de Vatnajökull. Dans ces paysages, j’ai joué, ému. J’ai le souvenir de cette nuit, sous la lune, au coeur d’une grande alcôve de roche surplombant l’immense canyon : dans un état ineffable de plénitude, coeur apaisé, mon ouïe décuplée percevait alors avec acuité le plus infime bruissement.
Dans ces deux premiers voyages, et celui qui vient, qui sont vos compagnons de route ?
Je suis entouré d’une belle équipe d’explorateurs. Nicolas Henry, photographe et plasticien, diplômé des Beaux-Arts et cinéaste auprès de Yann-Arthus Bertrand lors de son projet 6 Milliards d’autres, parcourt le monde. Ses photographies fantasques et théâtralisées sont des scènes de liesse, qui le (et nous) relient à ceux qu’il rencontre. Initié en 2010, son projet Les Cabanes de nos grands-parents fait l’objet d’une exposition en tournée depuis 2012 et d’un ouvrage publié chez Actes Sud. Son imaginaire rencontre les regards de Philippe Lemarchand et Cyrille de la Motte Rouge de Zabriskie Prod. Depuis dix ans, ces deux cinéastes réalisent des projets qui ont en commun l’aventure, qu’elle soit scientifique, sportive ou culturelle. Leur maxime est de concevoir des films comme ils vivent leurs aventures, « avec des trips et du coeur», je le confirme. Les ingénieurs acousticiens qui me suivent capturent tout ce qui fait son, dans le monde visible et invisible, pour en composer une partition de la nature.
Justement, quelles pièces musicales ces terres vous ont-elles inspiré ?
Les six Suites pour violoncelle seul de Bach parcourent ces trois voyages. Il y avait là comme une évidence car Bach puise dans la nature son inspiration et que ses compositions d’un caractère spirituel m’enracinent et m’élèvent. À ce répertoire, j’associe les pièces de ses successeurs et mes créations personnelles, compositions spontanées inspirées par le voyage et improvisations sur des airs traditionnels. Nous avons ainsi aussi enregistré les sons de la nature : cris d’animaux, souffles du vent, frémissements des feuilles, viennent « augmenter » l’expérience sonore. Ce projet est singulier car, initié par les visions qui m’accompagnent lorsque je joue, il se nourrit aussi des paysages qui se découvrent à moi.
Sur scène, il y aura vous, votre violoncelle et y aurait-il d’autres instruments ou présences?
Oui, il y aura deux autres instruments étonnants et tous trois seront sonorisés pour nuancer les intentions, les atmosphères. Il y aura également une composition sonore, constituée de sons naturels, animaux et humains, une polyphonie de prières et poèmes en langues étrangères que donnera à entendre une voix enregistrée. Sur un vieux phonogramme, je déposerai un disque, qui marquera le passage d’un monde à l’autre. Musicien et narrateur, je serai entouré d’un danseur ou d’un artiste « du corps », un « être magique », et de Sandra Moubarak, qui pourra être au piano et au chant. Selon la production, nous pourrions envisager ainsi un petit plateau et une grande forme avec quatuor à cordes ou instruments traditionnels, des flûtes natives amérindiennes ou des percussions.
“J’ai le désir d’inviter le spectateur dans ces paysages poétiques qui m’habitent, échos aux immenses espaces inspirants où vit l’âme du monde et résonne le son originel.”
Ainsi, de quelle manière souhaitez-vous convier les spectateurs au voyage ?
J’ai le désir d’inviter le spectateur dans ces paysages poétiques qui m’habitent, échos aux immenses espaces inspirants où vit l’âme du monde et résonne le son originel. De donner à vivre la musique à travers une expérience sensorielle et métaphorique. Immersif, le dispositif invitera à l’abandon, au mystère, à l’onirisme. Grâce à une diffusion spatialisée du son, le chant du violoncelle, le roulement d’une roche, le crépitement du feu, le rampement d’un reptile ou même la voix habiteront un espace tel un cirque naturel, éclairé à la bougie, entouré d’écrans. Sur ceux-ci, seront projetées les images filmées, photographiées. A chaque voyage, son tableau, ses climats. La magie interviendra lors des plongées dans les profondeurs aux côtés de nos passeurs.
Parlez-nous d’ailleurs de la magie nouvelle, quelle place prend-elle ici ?
Clément Debailleul, que j’ai convié à l’aventure scénique, puise son inspiration dans le rêve et le voyage et est, à sa manière, un explorateur des confins du rationnel. Il est un des fondateurs du mouvement de la magie nouvelle qui oeuvre depuis quelques années sur le déséquilibre des sens et le détournement du réel : apparition, disparition, lévitation… Obscurité, lumière, temps, espace orchestrent des illusions d’optique, des effets de sidération qui peuvent transcrire ces expériences mystiques qui nous ont été contées. La magie nous relie à l’énigmatique, à l’insensé.
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