Énée quitte Troie ravagée par les flammes, son père sur le dos, son fils dans les bras et avec lui, quelques survivants. Énée n’est pas Ulysse qui, vainqueur, rentre au pays : vaincu, Énée est l’exilé qui cherche une terre hospitalière où fonder une nouvelle cité, guidé par les Dieux coriaces et contraires, luttant contre les flots tempétueux attisés par la colère de Junon. Au fil de ses escales, Énée parcourt la méditerranée, poursuivant son voyage avec obstination. Sur un sol recouvert de terre, il raconte sa traversée au gré de ses réminiscences et de ses oublis, de ses rêves et de ses cauchemars. Au présent, le passé et l’avenir se côtoient, comme les vivants et les morts, les hommes et les Dieux, la réalité et le mythe. Artiste associée du TDB, la metteuse en scène Maëlle Poésy travaille avec le dramaturge et auteur Kevin Keiss à l’écriture de voyages initiatiques et d’errances salutaires. Pour leur fiction, ils agencent des fragments traduits de l’odyssée latine l’Énéide, un texte original et une écriture scénique qui repose sur un vocabulaire chorégraphique. Les corps en mouvements des huit acteur.rice.s et danseur.se.s incarnent au-delà des mots les mutations psychiques et physiques que la migration engendre. Parlé, chanté, dansé, empreint d’un « réalisme magique », ce récit des apatrides – pris entre deux temps, terres et langues – est le théâtre de nos incessants mouvements, de nos origines indéfinies. Qu’est-ce que l’exil fait à l’être ?
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En nommant sa compagnie Crossroad, Maëlle Poésy plaçait la création au croisement des motifs qui l’inquiètent : « le voyage initiatique, l’exil, l’héritage » mais aussi le processus d’individuation et la quête de ce qui constituerait nos identités inaliénables. Formée à l’École du TNS, la metteuse en scène prend pour départ L’Énéide, odyssée latine écrite par Virgile entre 29 et 19 avant J.-C. dont Kevin Keiss traduit des fragments des six premiers chants, dédiés au voyage. Conformément au codage métrique pratiqué pour chaque genre littéraire durant l’Antiquité, le poète romain compose son oeuvre en hexamètre dactylique : « une opposition entre voyelles courtes et voyelles longues qui confère au poème son rythme. » Kevin Keiss élabore une partition qui respecte la pratique populaire à Rome d’un texte musical, chanté destiné à être dit et non lu : « C’est aux acteur.rice.s et à la metteure en scène de lui donner une forme sonore et théâtrale aujourd’hui. L’Énéide a besoin d’être incorporée. » L’adaptation libre « fonctionne comme des vers blancs » alternant « la précision du texte de Virgile et (…) des éloignements nécessaires pour restituer la puissance orale ». Maëlle Poésy et Kevin Keiss construisent, dans l’« intelligibilité immédiate » d’une langue sensible, leur propre fiction : « Pour suivre le fonctionnement irruptif de la mémoire, au croisement entre écriture textuelle et écriture scénique, Sous d’autres cieux suit deux fils rouges : la mémoire d’Énée et la colère de Junon. » De son côté, Maëlle Poésy réalise un travail d’enquête au Centre Primo Levi à Paris – centre de soins destiné aux personnes ayant subi torture et violence politique dans leur pays – et rencontre le chercheur en neuropsychologie Francis Eustache – spécialiste de l’étude de la mémoire et de ses troubles. Une nourriture pour ce qui est au coeur de ses recherches actuelles : une narration chorégraphique qui tend vers une incarnation des phénomènes somatiques et psychiques de la métamorphose, ici à travers le voyage : « qui se revit sans cesse dans la mémoire de celui.celle qui est parti.e, dont les frontières spatiales et temporelles s’amenuisent. » Dans un décor où feu, eau, terre évoquent une cité entre destruction et édification, avec huit acteur.rice.s et danseur.se.s d’horizons divers, elle travaille à une « physicalité » de l’exilé.e, situé.e « imaginairement (…) dans un no man’s land d’attente apatride. » (Lya Tourn, Travail de l’exil, deuil, déracinement, identité expatriée, 1997). Tous deux invoquent l’Origo définie par Florence Dupont (dans La Ville sans origine, L’Énéide : un grand récit du métissage ?, 2011) comme « notion juridique complexe qui impliquait que tout citoyen.ne romain.e, d’une façon ou d’une autre, venait d’ailleurs » puisqu’Énée, « est figure de l’altérité, un héros venu d’ailleurs ». Appelée aujourd’hui, cette notion de citoyenneté dépourvue de sens racial ou culturel renvoie ainsi à la volatilité de toute identité.