Jean Personne est consultant en restructuration d’entreprise. Intelligence, charisme et assurance de mise. Soumis aux lois du benchmarking , lui et ses collègues notent, évaluent, évincent à l’autre bout du monde comme de l’autre côté du couloir. À viser l’efficacité et la concurrence, on oublie l’affect et on altère la confiance. Héros cynique d’un jeu dont il n’a pas le contrôle, à la fois acteur de l’éviction des autres et de sa déchéance, Jean perd pied et s’enfonce dans une torpeur, monde flottant où se déversent ses peurs et les réminiscences de sa vie privée. Entre documentaire et fiction, Nobody incise en tension, avec humour et lucidité, la violence sourde d’un système qui infiltre nos structures intimes.
Un écran, un espace clos, des acteurs. Mise en abyme d’une société où chacun peut être amené à surveiller l’autre, la caméra redouble le jeu et le sens, révèle les rouages d’une mécanique implacable. Nobody est une performance filmique : immergé dans un dispositif cinématographique en temps réel et à vue, le spectateur complice de la création assiste simultanément à la projection du film et à sa fabrication.
Un instantané en cohérence avec les préoccupations du Collectif MxM : la fictionnalisation du réel, la déperdition de soi, l’influence des puissances économiques et médiatiques sur nos modes de vie.
MxM saisit ces questions de notre temps à travers l’oeuvre politique de Falk Richter – autour de Sous la glace, des fragments de Electronic City, Le Système et Ivresse (L’Arche Éditeur) – qu’il décompose et rassemble à un matériau documentaire. Cyril Teste constitue ainsi dans une langue vivante, empruntée du réel et des acteurs qui la composent, un scénario inédit sur les dérives managériales et la déshumanisation au travail. Du plateau à l’écran en front de scène, les différentes temporalités coïncident et mettent en perspective la réalité. Nobody, ce sont 14 acteurs et 7 techniciens en interaction intuitive le temps de la représentation. Un temps au sein duquel s’entrechoquent le réalisme du plateau et l’image filmique, à travers laquelle s’observe la tension d’écoute entre les acteurs et le public. Dans une scénographie essentielle les cadreurs opèrent, munis de caméras HF développées spécialement pour servir la netteté du cadre, le rythme et la réactivité. En associant ce procédé à un éclairage architectural et une sonorisation live en diffusion stéréo, MxM travaille la précision de l’image directe et l’émotion du vivant.
Avec la performance filmique, le Collectif projette sur le plateau la poétique d’un cinéma éphémère, qui n’existe que dans le présent du théâtre. Les recherches menées par MxM depuis 2000 sur la grammaire commune du théâtre et de l’image mènent aujourd’hui à une convergence idéale du processus, de la forme et du sujet, en rupture avec l’esthétisme des projets théâtraux du Collectif. La performance filmique repose sur une charte ouverte qui définit en sept points son territoire de création. Filmer, monter, étalonner, diffuser l’image en direct : cette nouvelle écriture scénique et cinématographique est un nouvel enjeu artistique et technique.
À la suite des performances filmiques – laboratoires réalisées en décor naturel, Patio d’après On n’est pas là pour disparaître de Olivia Rosenthal en 2011 et Park de Cyril Teste en 2012, Nobody – créée en 2013 dans les bureaux du Printemps des Comédiens à Montpellier – en signe véritablement l’acte de naissance. La recréation en 2015 au plateau lors du Printemps des Comédiens impulse un autre sens au concept et prolonge ce qui s’élaborait lors de la création d’Electronic City en 2007 : la confrontation des temporalités théâtrales et cinématographiques, l’écriture d’histoires parallèles entre ce qui se déroule dans le film et ce qui se passe sur scène, l’enrichissement du sens par la multiplication des points de vue.